Le partage des ressources florales : tragédie ou auto-gestion de biens communs ?

Publié le 25/09/2023

Ressources alimentaires

Le partage des ressources florales, qu’il soit entre apiculteur.rices ou entre insectes pollinisateurs, suscite un débat croissant au sujet des situations de concurrence. Ainsi des régulations, voire des interdictions de la pratique de l’apiculture sont mises en place dans certaines aires protégées. Nous défendons ici une autre approche, qui consiste à envisager les ressources florales comme un bien commun pour que la filière puisse construire elle-même ses solutions face à une question qui n’a jamais été aussi vive.

1968 fait date à plus d’un titre : quelques révolutions sociales notables mais une année également marquante pour l’économie mondiale. Elle voit naître la création du prix Nobel de la discipline et coincide avec la parution d’un article de Garrett Hardin intitulé « la tragédie des communs ».

Il faudra attendre 41 ans pour que le lien entre ces deux faits ne soit plus fortuit, grâce à la contribution d’Elinor Oström.

Cette chercheuse en sciences politiques, première femme à avoir reçu le prix Nobel d'économie en 2009, a démontré la performance d’organisations alternatives pour l'usage des biens communs que celles théorisées par Hardin.

Garrett Hardin postulait que la rationalité individuelle des utilisateur·rices des biens communs les pousse nécessairement à en maximiser l’exploitation, en minimisant les efforts pour le renouvellement de ces derniers.

Il considère que les solutions pour éviter l’épuisement des biens communs passent soit par leur nationalisation, soit par leur privatisation. « Le mouvement des enclosures », qui a commencé à la fin du XVIe et a perduré au XVIIe siècle en Angleterre, illustre bien « la tragédie » décrite par G. Hardin. Les propriétaires terriens (vivant de l’élevage de moutons) en quête d’une meilleure productivité, ont clôturé leurs terres et octroyé leur usage à quelques personnes. Ils ont ainsi réduit les droits élémentaires précisés par les textes (« Tout homme libre peut récolter le miel trouvé dans ses bois » - Charte des forêts, 1215) et jusqu’alors respectés. G. Hardin analysait cette situation comme certes inégalitaire, mais soulignait qu’elle permettait d’éviter la disparition des biens communs pour tous·tes : le bois de chauffe, les produits de la cueillette et la récolte du miel.

Une bataille de concepts

A l’opposé de cette thèse, E. Oström et ses collaborateur·rices découvriront que la gestion de ressources partagées peut faire l’objet d’arrangements entre les utilisateur·rices dans le but de pérenniser leur usage. Là où G. Hardin posait l’hypothèse que des bergers faisaient pâturer leurs troupeaux en libre-accès, sans interagir, au risque d’épuiser la ressource, E. Oström constate que des communautés de bergers peuvent s’entendre sur des règles collectives pour gouverner ensemble les pâturages et ce, même sur de longues périodes.

Alors que les études écologiques sur la compétition pour les ressources entre abeilles se multiplient (elles ont augmenté de 47 % entre 2017 et 2021), la dimension sociale et les implications pour les apiculteur·rices de ce phénomène manquent de considération chez les scientifiques.

Pourtant, pour des raisons de conservation des insectes pollinisateurs sauvages dans les aires protégées, les initiatives locales visant à limiter, voire interdire, l’accès aux ruches se développent et entraînent des tensions.

Parallèlement, les relations entre apiculteur·rices ne sont pas exemptes de désaccords pour l’accès aux emplacements de ruchers et aux ressources florales (sur le Plateau de Millevaches, ou dans le Jura, concernant la miellée de sapin). Enfin, la filière apicole est dépendante des ressources florales produites et entretenues par d’autres acteurs, en premier lieu les agriculteur·rices et les collectivités.

Même débat dans le milieu apicole

Il est donc urgent que les scientifiques abordent les implications de cette compétition pour les apiculteur·rices. La thèse de Léo Mouillard-Lample co-encadrée par INRAE et l’ITSAP-Institut de l’abeille s'est penchée sur la question dans le Parc National des Cévennes et restitue ses premiers résultats dans un article scientifique qui vient de paraître.

De façon originale, ce travail propose d’analyser l'usage des ressources florales par l'apiculture et les abeilles par le biais du concept de la gestion des biens communs. Ce cadre permet de mieux comprendre les contraintes, les motivations, le positionnement des apiculteur·rices mais aussi d’envisager des actions collectives.

Pour répondre à la définition de biens communs, les ressources florales doivent avoir des utilisateur·rices qu’on peut difficilement exclure : c’est bien le cas des abeilles dont le rayon d’action est libre et variable. Mais le second critère à respecter pour être qualifié de « bien commun » pose davantage question : il s’agit de la soustractabilité ou rivalité, qui suppose que la consommation de la ressource par l’un·e diminue la quantité de ressource disponible pour les autres. Si cette nomenclature est applicable à notre sujet, cela signifie qu’un·e utilisateur·rice (apiculteur·rice ou abeille) des ressources florales soustrait du nectar et du pollen aux autres utilisateur·rices de cette même ressource. Mais cette hypothèse fait débat au sein des apiculteur·rices. Tous·tes ne perçoivent pas la rivalité pour les ressources florales, considèrant qu’il ne s’agit pas d’un bien commun.

Les ressources florales comme biens communs ?

Les entretiens des apiculteur·rices menés dans le Parc National des Cévennes ont testé cette hypothèse en s’intéressant principalement à trois questions :

    Est-ce qu’ils·elles considèrent les ressources florales comme des biens communs ?

    Quels sont les principaux intervenants sur les ressources florales, leurs perceptions, leurs pratiques et les interdépendances entre eux ?

    Quels sont les leviers et les obstacles à la gestion collective des ressources florales ?

Dans cet article nous restituons de façon vulgarisée les résultats des entretiens testant l’hypothèse des ressources florales comme biens communs. Pour en savoir plus sur les caractéristiques des systèmes apicoles nous vous invitons à lire l'article complet (en anglais).

L’écoute comme méthode scientifique

Les entretiens, dits semi-dirigés menés en mode « conversations », d’une durée de une à 4 heures, ont été conduits auprès de 34 apiculteur·rices agissant sur le territoire du Parc National des Cévennes : 20 professionnel·les (dont 4 nouvellement installé·es et 1 retraité), 4 pluri-actifs et 10 amateur·rices. Si les principales caractéristiques du système apicole (cheptel, type d’élevage, moyens, productions, valorisations…) ont été décrites dans la publication, l’accent a surtout été mis sur le calendrier des floraisons, les miellées visées, et les itinéraires techniques associés. Outre ces aspects technico-économiques, ont été analysés la perception des apiculteur·rices sur les ressources florales, leur utilisation, leur évolution et les changements de pratiques apicoles passés et en cours. Il a notamment été question de la perception des phénomènes de compétition par les apiculteur·rices. Parallèlement, des réunions ont eu lieu avec des agents du Parc, des naturalistes et des scientifiques. Certaines citations sont ici rapportées à titre d’illustration des avis recueillis.

Quel partage des ressources entre ruchers ?

L’analyse a révélé des perceptions ambiguës et complexes chez les apiculteur·rices concernant le partage des ressources en nectar et pollen entre ruchers. Elles sont souvent perçues comme illimitées pendant les grandes périodes de floraison. Leur abondance est estimée suffisante pour tous les apiculteur·rices, peu importe le nombre de ruches :« De 30 à 100 [ruches par rucher] ça changerait rien […] ça marche ou ça marche pas. ». Certain·es interviewé·es ont exprimé une forme de déni concernant la concurrence : « [La compétition] on ne la sent pas ou on ne veut pas la sentir. ». Cependant, pendant les périodes où l’abondance en ressources est plus réduite qu’escomptée, une situation de concurrence peut être vécue : « Quand ça mielle, ça mielle vraiment, il n’y a pas de concurrence, on peut mettre beaucoup de ruches. Par contre quand ça mielle moins, bien évidemment ça peut peut-être se ressentir ».

Des règles dictées par la réglemtation et le bon sens

Les bénéficiaires de la MAEC (Mesures AgroEnvironnementales et Climatiques) doivent respecter des règles de nombre de colonies par ruchers et de distance entre leurs ruchers. Mais les principales règles exprimées par les interviewé·es sont de nature informelle. Les apiculteur·rices les présentent comme étant de « bon sens » ou de « courtoisie ». Par exemple, la concurrence est reconnue au-delà d’un certain seuil de ruches par rucher. Mais ce seuil dépend de l’apiculteur·rice : « On monte jusqu'à 120 ou 130 ruches sur certains emplacements. Puis après ça fait beaucoup de concurrence donc de toute manière on n’en met pas plus. Beaucoup de concurrence entre les abeilles, entre les ruches. ».

Pour la distance entre les ruchers, certain·es interviewé·es citent également des seuils : Il se préconise comme distance 500 m à vol d’oiseau (interviewé·e)

Entre deux ruchers ? Et c’est à peu près respecté ? (intervieweur) – Non, Non… (interviewé·e).

Ces règles informelles suggèrent que même si peu de professionnel.les parlent explicitement de compétition entre abeilles sur les ressources florales, cette idée sous-tend un certain nombre de pratiques. Par ailleurs, des formes de coopération « de gré à gré » entre apiculteur·rices sur d’autres enjeux que les ressources florales ont été citées (mutualisation ou prêt d’emplacements…) mais sans arrangements collectifs formels et uniquement à l’échelle locale.

Pour prévenir certains conflits identifiés, certain.es apiculteur·rices des Cévennes ont récemment décidé de fixer des règles dans une charte de bonnes pratiques. Celle-ci recommande de séparer les ruchers d’au moins 300 m, et de limiter leur nombre à maximum 70 par rucher. Cependant, les apiculteur·rices professionnel·les interrogé·es ont mis en doute le bien-fondé scientifique de ces seuils et ont déploré le manque de concertation.

L’impact sur les abeilles sauvages ?

S’il est difficile pour les apiculteur·rices de se faire une représentation des interactions entre ruchers du fait de la méconnaissance de la localisation des ruchers des autres, se représenter les interactions avec les abeilles sauvages l’est plus encore, car l’état des populations d’insectes est inconnu ou inaccessible. Par exemple, les règles de bonnes pratiques de la charte n’ont pas été motivées par des enjeux de conservation des insectes sauvages mais plutôt pour limiter des transhumances jugées excessives. Cette charte a d’ailleurs été remise en question par les naturalistes qui ont considéré ces règles comme étant insuffisamment contraignantes.

L’arrivée d’un grand nombre de ruches pendant la miellée de châtaignier provoque des conflits entre apiculteur·rices dans la zone, notamment autour de l’attribution des droits d’utilisation des ressources, avec des rapports de force entre locaux et non locaux, fonction du nombre de ruches.

Il y a certains apiculteurs qui défendent énormément leur territoire. […] S’ils ont des ruches dans le secteur ils veulent absolument pas que les autres apiculteurs mettent leur ruches dans le secteur de peur qu’il y ait moins de ressources.

Des relations de pouvoir perceptibles

Au-delà du nombre de ruches, l’apport de colonies plus populeuses – favorisée par la pratique du nourrissement, d’un parcours de transhumance adapté ou d’une génétique plus favorable – peut être perçu comme un facteur de puissance qui accroît la compétition : mes colonies sont plus petites, elles sont fragiles. Il ne faut pas qu’elles soient avec des bombasses qui ont trois hausses, qui vont les déniaper. D’autres acteur·rices essentiel·les dans ces interactions entre ruchers sont les propriétaires fonciers, qui ont le pouvoir d’accepter ou non les ruchers sur leurs terres, et de les exclure : nous on est agriculteurs sans terres. On est marginalisés. Et donc tu n’as aucun poids par rapport à tous les propriétaires terriens qui ont des centaines d’hectares (...) En fait l’apiculteur qui est venu poser ses quantités de ruches phénoménales il a payé 4,50€ par ruche. […] Donc 4,50 € fois 300 ruches, il s’est laissé faire le propriétaire.

Concernant les relations avec les naturalistes défenseurs des pollinisateurs sauvages, si les apiculteur·rices jugent menaçantes les initiatives de régulation, voire d’exclusion, des ruchers proposées par certain·es, ces deux types d’acteur·ices n’ont pas l’occasion d’en débattre. Ils interviennent souvent à des échelles différentes : alors que les apiculteur·rices se voient agir en local, les naturalistes portent leurs messages au niveau des aires protégées ou au niveau national.

Enfin, bien que les apiculteur·rices ont largement exprimé leur dépendance à des ressources dites

« naturelles », les pratiques agricoles ont souvent été perçues comme responsables du manque de ressources (intensification de l’usage des prairies, écobuage…), participant au déclin des insectes.

Le sentiment de faiblesse de l’apiculture face à d’autres activités agricoles plus puissantes et bénéficiant davantage d’aides publiques, a également été exprimé.

Cela a souvent été relié à l’injustice ressentie de se voir contraint·es de bouleverser leurs pratiques alors que les causes des problèmes peuvent être ailleurs, et notamment réglementaires.

Certaines politiques (Politique Agricole Commune, mise sur le marché des pesticides…) sont en effet reconnues comme impactant les pollinisateurs sauvages sous forme de dégradation des habitats ou de pollution.

Ce qu’il faut retenir

Regarder la problématique du partage des ressources florales sous l’angle de la gestion de biens communs donne un cadre de travail pour l’analyser et agir. La contextualisation des résultats obtenus est essentielle à ce type d’approche ; dans le cas de l’enquête auprès des apiculteur·rices du Parc National des Cévennes, celle d’un territoire avec un fort enjeu de conservation des espèces sauvages, où les productions apicoles dépendent essentiellement d’une flore non cultivée.

Même si les dynamiques de compétitions pour les ressources (nectar et pollen) entre les abeilles sont difficiles à observer, la plupart des apiculteur·rices interviewé·es sont conscient.es du prélèvement d’une partie des ressources par leurs abeilles. Les grandes floraisons sont souvent assimilées à des ressources illimitées mais le risque d’épuisement des ressources et de concurrence apparaît dans les discours en lien avec la transformation des paysages et le réchauffement climatique. Par ailleurs, c’est surtout la compétition entre ruchers qui est évoquée, plus que la compétition entre espèces d’abeilles. Sur le terrain, l’évaluation du partage des ressources par les apiculteur·rices bute sur la méconnaissance générale relative à la localisation des ruchers, et sur l’état des populations d’abeilles sauvages. Malgré ces inconnues, des règles informelles existent qui définissent des seuils acceptables pour le nombre de ruches par emplacement.

D’après ces résultats, la considération des ressources florales comme biens communs, au sens “Ostromien”, ne fait pas consensus chez les apiculteur·rices entretenu·es. Pourtant leurs représentations du sujet changent, bouleversées par les transformations des milieux. Il est important d'analyser et d’accompagner cette transition en cours. Pour cela, la thèse de L. Mouillard-Lample fût également l’occasion de concevoir un jeu sérieux, AGORAPI, comme un moyen de sensibiliser les apiculteur·rices à l’enjeu du partage des ressources florales. Dans AGORAPI, les apiculteur·rices simulent d’abord plusieurs saisons de miellées dans les Cévennes (choix des emplacements et du nombre de ruches, le renouvellement du cheptel...) pour ensuite débattre, à partir des résultats du jeu (productions, mortalité des colonies, état des populations des abeilles sauvages...), de l’usage individuel et collectif des ressources florales, et imaginer d’autres organisations possibles à tester sur le terrain. L’adaptation de ce jeu à d’autres contextes que celui des Cévennes est un objectif maintenant poursuivi.

De l’analyse de multiples cas concrets, E. Oström en tire 7 principales questions à se poser pour améliorer les chances d’aboutir à une gestion collective des biens communs. Si nous tentons d’appliquer cela à l'apiculture et aux ressources florales, voici les questions auxquelles la filière doit réfléchir :

    Le cadre général : les apiculteur·rices en droit d’utiliser les ressources florales, les connaissances et les inconnues sur ces ressources ;

    Les règles d’utilisation des ressources florales et leurs relations avec les conditions locales : miellée(s), territoire, emplacements concernés, acteur·ices… ;

    Les règles de prise de décision du collectif ;

    La surveillance : évaluation de l’évolution des ressources et de leur usage ;

    Les sanctions en cas de transgression des règles ;

    Les mécanismes de résolutions des conflits : entre apiculteur·rices ou avec d’autres parties prenantes (naturalistes, agriculteur·rice, collectivité…) ;

    Une légitimité reconnue par une institution officielle : s’assurer de la non remise en cause de l’organisation par les autorités concernées (Etat, collectivités, parcs…).

De façon transversale à ces critères, la question du « tiers de confiance », qui animerait ce type de collectifs et serait alors détenteur de données sensibles comme la localisation des ruchers, se pose.

Les ADA furent citées à plusieurs reprises par les apiculteur·rices comme des structures pouvant endosser ce rôle.

Cet article propose une forme vulgarisée de l’article scientifique suivant : Mouillard-Lample, L., Gonella, G., Decourtye, A., Henry, M., & Barnaud, C. (2023). Competition between wild and honey bees: Floral resources as a common good providing multiple ecosystem services. Ecosystem Services, 62, 101538 https://hal.inrae.fr/ACT/hal-04153262v1

Remerciements

Viviane de Montaigne, Tifenn Pedron, Camille Savary, Jocelyn Fonderflick du Parc National des Cévennes. Cette étude a bénéficié du financement de FranceAgriMer, du FEAGA, de la Fondation Lune de Miel, de la société Sojufel, de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et de INRAE.

Auteur-rices : 

Léo Mouillard-Lample (INRAE/ITSAP/Université d’Avignon), Axel Decourtye (ITSAP), Mickaël Henry (INRAE), Fabrice Allier (ITSAP), Cécile Barnaud (INRAE)

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